Eric Naulleau
Un jour qu’il évoquait devant lui l’âme russe, Valéry Giscard d’Estaing se fit joliment ramasser par Alexandre Soljenitsyne — lequel jugea que l’expression trouverait mieux sa place au musée des clichés que dans une conversation entre un prix Nobel de littérature et un ancien président de la République (et futur romancier). Fort bien. Examinons cependant les dix premières pages de Soyez comme les enfants pour vérifier ce qui nous en saute aux yeux. Une mise en scène de La légende de la Ville invisible de Kitège (Nikolai Rimsky-Korsakov narre dans cet opéra en quatre actes comment une cité imaginaire des bords de la Volga s’engloutit pour disparaître à la vue des envahisseurs tatars) perturbe tout d’abord le cours de la Première Guerre mondiale à plusieurs centaines de kilomètres du lieu de la représentation : « en entendant annoncer que seuls les justes auraient l’heur de contempler la Ville sainte, que les eaux se retireraient et que la cité émergerait de l’abîme dans sa splendeur première juste avant l’avènement du Sauveur, les soldats se repentirent de leurs péchés et, d’après les rapports des généraux, rédigés entre le printemps et l’été 1917, commencèrent de déserter leurs positions par unités entières pour partir à sa recherche. » Un peu plus loin, une folle-en-christ (« une sainte, autrement dit ») explique posément aux médecins d’une enfant mourante : « inutile de vous agiter à tort et à travers, j’ai déjà obtenu la mort pour elle par mes prières. » Prières exaucées auxquelles la mère de la défunte fillette répond en sacrifiant à la plus extrême débauche : « Elle considérait qu’ainsi, au prix de son propre salut, elle prouverait au Seigneur qu’il n’aurait pas dû lui prendre Sachenka. Que sans sa fille le monde n’était pas devenu meilleur, qu’au contraire le mal y avait prospéré. » N’en déplaise à l’auteur de L’Archipel du goulag, pareil concentré de radicalité spirituelle ne se peut trouver que dans un roman russe. Si ce n’est à leur âme, ses compatriotes croient du moins aux forces de l’esprit, pour citer un autre président de la République française. Et donc à la littérature. Et Vladimir Charov davantage encore que les autres. Qui débute son livre à la manière dont un funambule décide de compliquer son acrobatie en avançant sur plusieurs cordes tendues à la fois, d’où cette réflexion dans la bouche du narrateur : « J’avoue que le récit qui va suivre contient beaucoup trop de lignes narratrices. Emmêlées, parcellaires, elles formaient un tel écheveau que j’ai mis bien longtemps à trouver le fil qu’il convenait de tirer. (…) Je n’étais pas moins désarçonné par le déroulement chaotique de l’histoire. » Il n’est pourtant guère difficile de s’y reconnaître dans cet emboîtement de poupées textuelles. Une des idées forces consiste ici en la réversibilité de l’idéal chrétien et de l’utopie communiste, au moins sur le plan des principes fondateurs. L’inoubliable Doussia, la folle-en-christ plus haut présentée, applique ainsi dans son immeuble des règles de solidarité et de mise en commun des richesses propres à satisfaire tant ceux qui croient au ciel que ceux qui n’y croient pas. Un personnage secondaire exprime par ailleurs que Dieu appartient sans conteste au monde ouvrier et il n’est pas jusqu’à l’activisme politique qui ne puisse rapprocher les uns et les autres (« Ce n’était pas un hasard si à présent tant de séminaristes s’en allaient rejoindre les révolutionnaires lanceurs de bombes. ») Du communisme au christianisme, et retour, mouvement perpétuel qui donne à Soyez comme les enfants l’allure d’un ruban de Moebius et s’emballe soudain dans le plus fabuleux morceau de bravoure du roman. Un certain Alexandre Farabine, pensionnaire comme il se doit d’un établissement psychiatrique, puisque chez Charov la vérité sort de la bouche des enfants et des fous, révèle soudain l’envers des versions officielles. Lénine était en vérité l’instrument d’un plan divin, dont on laissera au lecteur le plaisir de découvrir les complications, affirmation à partir de laquelle se développe et prolifère, tourne, détourne et retourne le plus minutieux et le plus délirant des récits, d’une éblouissante virtuosité qui n’exclut pourtant pas quelques touches d’ironie comme lorsque, tous rubans de la fantaisie flottant au vent, le narrateur n’en déclare pas moins que « là où c’est possible, nous nous en tiendrons toujours aux faits, ce n’est que lorqu’ils feront défaut que je me permettrai d’avancer une série d’hypothèses » ! La trajectoire mystique de Lénine finit par croiser celle d’un personnage rencontré plus tôt et qu’on pensait ne plus revoir, le dénommé Peregoudov, manière de saint Paul du Grand Nord, un bandit de grand chemin devenu prophète de la tribu des Enets dont le destin inspire un autre vertigineux roman dans le roman.
Voici venu le moment de révéler le mieux gardé des secrets à l’ouest comme à l’est : Vladimir Charov est l’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui, capable de renouveler ici l’exploit déjà accompli dans Les Répétitions (Actes Sud) : créer un espace-temps parallèle assez convaincant pour le disputer à tous les livres d’histoire et de géographie, pour plonger le lecteur dans un état second à force d’immersion dans une réalité deuxième, pour étendre le domaine de l’imaginaire jusqu’à ce qu’il se superpose exactement au territoire du concret, vieux rêve d’une carte sans échelle qui hantait Borges dans une célèbre nouvelle. Il faut pour cela disposer de tous les pouvoirs de l’écriture et de toutes les ressources de l’invention, forger une phrase digne du code civil récité par un chaman, magnifiquement restituée en français par Paul Lequesne, un de nos grands passeurs de prose russe. Il faut avoir en soi un peu de Shéhérazade et craindre de mourir si on cesse de conter, il faut aussi et surtout retrouver le langage d’avant l’expulsion du paradis et d’avant la chute dans l’âge adulte, il faut retrouver l’innocence, en un mot, il faut être comme les enfants.
Eric Naulleau