Simon Liberati
Un barbare en Asie Centrale
Les bons livres le sont dès le début, trente pages suffisent. Parfois moins. À la première lecture rapide, inattentive, méfiante, d’un auteur contemporain que je ne connais pas, surtout sur un manuscrit, je reste le lecteur que j’étais à 18 ans. Capable de décrocher mon attention d’une minute à l’autre si ce que je vois, me déplaît.
Ilya Stogoff dont je ne connais pas le visage, ni la voix, ni quoi que ce soit m’a tout de suite plu, j’étais sûr de lui en moins de trente pages. C’est à Samarcande qu’il a gagné mon amitié complète. La rencontre avec les Tsiganes de la steppe, ces Djougues dont je n’ai trouvé la trace nulle part ailleurs, m’a donné l’impression délicieuse que me procurent certains passages de William Burroughs. Un enfer vu derrière une vitre.
On était à l’extrême bout de la ville. Il y avait un coteau sur lequel était accolé un mausolée avec une coupole en brique, entouré d’un vieux cimetière qui donnait sur un précipice abrupt, une trentaine de mètres en aplomb. Dans le fond, un filet d’eau se perdait dans un lit de vase. Au-delà commençait le désert, et une décharge était en train de brûler. La fumée épousait les pentes douces des collines et piquait les yeux.
À l’entrée de la nécropole, quelqu’un avait écrit avec de la peinture défraîchie : « Fanta. Vodka ».
L’enfer est merveilleusement décrit, avec rien : des bouts de vieilles briques, une vodka tiède, des Djougues… On est en plein imaginaire, la réalité est prise dans l’œil sinistre et paranoïaque de la littérature.
J’ai rêvé moi-même de Samarcande et d’Ouzbékistan dans un passage particulièrement sombre de ma vie, une chambre d’hôtel où j’attendais l’avion pour Tachkent, un jet envoyé au Bourget par une folle, et qui heureusement n’est jamais parti, voilà peut-être la raison du lien que je sens entre nous, mais sûrement pas de mon enthousiasme. Je ne connaîtrais pas l’existence de Tachkent, de Samarcande ou de Boukhara, mon adhésion aurait été acquise. Décrire ainsi de tels endroits. C’est de la littérature.
L’histoire de MASIAfucker ? L’odyssée d’un homme de trente et un ans qui commet un acte inconsidéré avec ce goût des imprudences et des mauvais choix qu’ont les Slaves. Journaliste pétersbourgeois qui vient de se faire payer en liquide à Moscou il prend, sur un coup de tête, un autre train que celui qui le ramènerait chez sa femme et son jeune fils. Il veut aller le plus près possible de Pékin et il prendra la direction de Tachkent, exactement vingt minutes après.
Le lecteur français qui aurait découvert l’Asie Centrale avec Gobineau et la retrouverait avec Stogoff aurait la même impression qu’un homme qui aurait nagé dans la mer d’Aral à l’époque où il y avait de l’eau et des poissons. La Samarcande que voit le héros de Stogoff ressemble aux dépotoirs sud-américains des Garçons Sauvages. Disparue « la profondeur de ces nations orientales » que Gobineau comparait à « l’hébétement moral et au terre-à-terre ruineux de la pensée européenne ». L’hébétement règne en maître dans MASIAfucker.
Les paysages de MASIAfucker sont, tristes, rouillés, brûlants, sales très sobrement dessinés. Le tombeau de Tamerlan est semblable à un tas de tuiles abandonnées dans la poussière. Quant aux hommes, aux indigènes, ils sont ignobles. L’auteur de ce livre est un voyageur le plus souvent inquiet ou terrorisé. À partir du moment où il a mis les pieds en Asie, son seul souci est de revenir. Pour y arriver, il devra se plier aux caprices de redoutables ivrognes et de voleurs de porte-monnaie aguerris ou simplement paresseux. La scène du bain à Boukhara chez une vieille Juive dans l’eau rouillée d’une salle de bain grande comme une salle de sport est merveilleuse.
Raciste Stogoff ? Sûrement…comme tout le monde. Moraliste, sans doute, à voir comment cet ancien punk au crâne rasé décrit la Russie d’après Gorbatchev. Deux ou trois flashbacks négligents, disséminés dans le livre permettent d’établir une sorte d’histoire de la décadence populaire et des discothèques en Russie entre Tchernobyl et l’an 2000. C’est raconté à la diable, il n’y a pas trop de scènes de sexe, à peine un viol ou deux, la prostituée de service, refusée par le narrateur, un acte profondément bon au sens religieux du terme, mérite de rentrer dans le musée des prostituées saintes et désespérantes aux côtés de celle de Marcel Schwob ou de Thomas de Quincey.
Le livre est inégal, parfois bavard comme ces taxis bouriates qui s’arrêtent n’importe où sous un ciel qui ressemble à « un bocal de cornichons salés à moitié vide »... Tant mieux, ça n’en fait que mieux ressortir ses qualités. Il a le bon goût d’être pauvre, court, un peu maladroit, décrassé de toute imagination. Reste la beauté extraordinaire des femmes ouzbek, cette beauté aztèque selon les termes de l’auteur y est célébrée sans complaisance, on y sent une camaraderie brutale. La maîtresse allemande du narrateur, une géante de deux mètres quatorze m’a fait penser à un récit de guerre oublié, écrit par un alsacien engagé dans la Wehrmacht. Lui aussi mêlait les femmes allemandes, aux steppes, aux ruines de l’idéal et aux tuiles écrasées. La beauté ravagée du livre de Stogoff mérite d’être appréciée par le lecteur français. Il y a de l’air dans ce voyage, un bon air dangereux qu’on ne sent plus ici depuis longtemps. Le vent du désert.