Michel Eltchaninoff
CEUX QUI RESTENT ENTIERS
Il y a un drôle d’être, en Russie, qui gâche systématiquement les mises en scène du pouvoir, les grandioses célébrations du « retour à la maison » de la Crimée ou de la libération de Palmyre. Lui aussi, il crée des événements et fait circuler des images à haute portée symbolique. Mais ce ne sont pas du tout celles de la télévision. Les siennes ne travestissent pas la réalité. Elles la révèlent. Et ses performances font très mal. À lui, tout d’abord. À ceux qui en ont vu les images et sans doute aussi à ceux qui détournent les yeux. Testicules cloués au sol, bouche cousue, oreille tranchée, corps prisonnier de barbelés sont des images destinées à hanter. En quelques secondes, avec seulement un peu de feu et d’acier, Piotr Pavlenski brise la fausse sérénité de la réalité russe. Lorsqu’il apparaît en glaçant Méphistophélès, fin 2015, devant les portes en flammes la Loubianka, il ne fait que rappeler ce que tout le monde feint d’oublier – que le pays est dirigé par ces mêmes services, Tcheka, KGB, FSB aujourd’hui, qui ont causé la mort de centaines de milliers de personnes et qui sont prêts à tout pour continuer leur pouvoir. À travers ses actions, il met en évidence ce à quoi on s’est habitué : la domination brutale et sans partage d’une caste de dirigeants, l’idéologie haineuse et hypocrite qui s’insinue dans tous les aspects de la vie, la censure. Si Pavlenski est radical, effrayant et convulsif, c’est pour enfoncer un coin dans un appareil de propagande presque parfait. La télévision cherche à hystériser le peuple en désignant les ennemis : l’Occident, d’autant plus hostile qu’il est décadent, et sa « cinquième colonne » agissant en Russie sous le masque de l’opposition démocratique, quelques jeunes révoltés enfin, qu’il faut coûte que coûte faire passer pour des extrémistes. Pavlenski considère qu’une partie de la population est zombifiée. Alors, pour la contraindre à porter un regard sur le visible, il s’expose en pleine rue. Son corps devient l’œuvre, les lieux les plus symboliques le musée, le quidam le visiteur. Et s’il se fait mal, c’est pour être sûr que l’indifférence ne l’emportera pas. Plutôt la colère et le dégoût que le dédain de celui qui zappe entre l’ultra violence télévisuelle et les dernières images de la gloire militaire russe. Lisez son manifeste. Ses mots forment une chaîne aussi dure et compacte que les barbelés dont il a encerclé son corps. Dans le monde du glamour poutinien, Pavlenski révèle la condition de ses concitoyens. Elle est celle de la victime martyrisée ou prête à l’être. Car personne ne sait comment s’achèvera l’aventure nationaliste et autoritaire dans laquelle le Kremlin entraîne son peuple.
Depuis le retour à la présidence de Vladimir Poutine en 2012, la répression a remplacé les dernières apparences de jeu démocratique. Les manifestants, le plus souvent pacifiques, sont envoyés en prison. Les dirigeants des mouvements d’opposition sont persécutés, intimidés, parfois attaqués. Boris Nemtsov, leader historique du camp dit « libéral », est assassiné en février 2015. L’appareil législatif se raidit. Et l’opposition devient dissidence. Dans les rues, sur les places, des activistes moquent les symboles de l’oppression ou provoquent méchamment un pouvoir qui a transformé la religion en outil idéologique. Toute une génération redécouvre des hommes et des femmes largement oubliés depuis la chute de l’URSS : les dissidents d’antan. On relit les témoignages de ceux qui combattaient le pouvoir soviétique sans violence et à visage découvert. Comme eux, les nouveaux dissidents refusent d’être les militants dociles d’organisations politiques. Ce sont de fortes personnalités, pas des petits soldats. Leur démarche est éthique. Écoutons Pavlenski ferrailler avec l’enquêteur, dans ces pages exceptionnelles qui résonnent avec Crime et châtiment. Il s’exclame : « Comprenez-vous que n’importe quel moment a une importance historique ? C’est une question de responsabilité. » Plus précisément de responsabilité envers soi-même. On retrouve ici l’expression utilisée par presque tous les dissidents d’antan lorsqu’on leur demande comment ils ont osé se soulever individuellement contre le Léviathan, sachant pertinemment qu’ils allaient se retrouver derrière les barreaux. La responsabilité, le respect de soi-même, le dégoût face au mensonge partagé, le sentiment qu’on peut tou- jours faire quelque chose et qu’on le doit, autant de traits distinctifs de la personnalité dissidente. Quand il n’y a plus, comme le dit Pavlenski, que « des flots de papier qui circulent entre divers appareils », seule la personne humaine peut se dresser et arrêter cette infinie mécanique administrative.
Il y a une dernière chose qui relie Pavlenski à la dissidence soviétique. Cette chose est terrible, presque aussi insoutenable que la douleur qu’il s’inflige pour éveiller ses contemporains. C’est l’utilisation de la psychiatrie à son encontre. Dans les années 1960 et 1970, le pouvoir soviétique envoyait les déviants dans des institutions médicales. Des psychiatres inventaient des pathologies aussi évanescentes que la « schizophrénie à évolution rampante » afin de commettre l’un des pires crimes politiques qu’on ait jamais inventé – et qui est d’ailleurs resté impuni –, la neutralisation psychiatrique, durant laquelle on bourrait les « patients » de médicaments qui parfois les abîmaient à vie. En 1971, avertissant le monde sur cette nouvelle manière de traiter les dissidents, Vladimir Boukovski écrivait : « il n’est pas, pour un homme sain d’esprit, de destin plus effrayant qu’un séjour illimité dans un asile psychiatrique » (Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, Seuil, 1971, p. 24). Cette pratique semble être à nouveau de mise dans la Russie de Poutine. Ne faut-il pas être fou pour refuser le rêve de grandeur poutinien ? En novembre 2013, après que Pavlenski s’est cloué le scrotum sur les pavés de la Place rouge, le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, avertit. Il conseille à ceux qui s’émeuvent du sort du dissident de s’adresser au musée d’Histoire de la médecine et de la psychiatrie. Pavlenski est l’un des premiers à protester contre ce retour discret de la psychiatrie répressive. En octobre 2014, juché sur le mur de l’institut Serbski, haut lieu de l’expertise psychiatrique des dissidents, il se coupe un lobe d’oreille. Durant ses entretiens avec l’enquêteur, on le menace à plusieurs reprises de l’emmener à une énième expertise psychiatrique, alors qu’il en a déjà subi à de nombreuses reprises. Il semble inquiet : « pourquoi essayer d’attribuer des déviations à une personne sans pathologie ni déviation ? », demande-t-il. Début 2016, il a encore à subir un enfermement psychiatrique de vingt-et-un jours. Cette manière de rejeter la dissidence dans la pathologie n’est pas uniquement une sinistre résurgence du passé. Elle nous parle la difficulté d’être dissident. Car ce n’est pas seulement aux yeux du pouvoir que Pavlenski passe pour un fou. Il indigne une partie de la société. En attaquant son propre corps, il effraie même parfois celui qui n’est pas coutumier des performances extrêmes de l’actionnisme. C’est qu’il exprime une vérité que très peu de personnes voient. À l’époque soviétique, il fallait être un drôle d’oiseau pour refuser de participer à l’aventure humaniste et sociale du vainqueur du nazisme. Aujourd’hui, qui ose s’élever contre la gloire que Poutine offre à son pays ? Ceux qui voient loin et qui comprennent que le «prin- temps russe » n’est que de la poudre aux yeux. Ceux qui savent que leur rôle est de nommer le mal, alors que l’État fait tout son possible pour qu’il demeure diffus. Des hommes comme Pavlenski rassemblent en quelques gestes artistiques le passé et le présent. Ils donnent un nom aux phénomènes que personne ne veut identifier : domination, corruption, violence. C’est ce qu’on lui reproche, à l’image de l’enquêteur, qui lui lance : « Piotr Andreïevitch, arrêtez de réfléchir de façon aussi globale ! » Peine perdue. Les nouveaux dissidents ne laissent pas le pouvoir fractionner le réel ni eux-mêmes. En français, on parle quelquefois de quelqu’un d’entier, pour dire qu’il est un bloc indi- visible de conviction et de sincérité – parfois rude. Homme et artiste entier, Pavlenski ne se laisse pas scinder par autrui. S’il se mutile, c’est uniquement de son propre chef.
C’est pourquoi, contre le pouvoir, les hommes comme lui seront toujours les plus forts.
philosophe, journaliste et essayiste français.