768 pages

EN LIBRAIRIE

Le 07/01/2016

PRÉFACÉ PAR

Eric Naulleau

Maxim Kantor


Feu Rouge

Roman cathédrale

Eric Naulleau

Kantor ou le chant du signe

De l’Est, encore. Comme de l’Est vient toujours la lumière, de l’Est nous arrive une nouvelle œuvre magistrale. Vingt fois, trente fois, nous en avons fait l’expérience au cinéma. Quand du noir surgissaient soudain les images, comme si l’instant primitif se dilatait pour redonner naissance à l’univers et que nous découvrions Solaris d’Andreï Tarkovski, Le cheval de Turin de Béla Tarr, Tu ne tueras point de Krzystof Kieslowski, Dans la brume de Sergei Loznitsa ou Le fils de Saul de Lázló Nemes. Vingt fois, trente fois, nous en avons fait l’expérience en littérature. Quand le livre à peine ouvert nous aspirait dans une dimension parallèle et que nous découvrions Les Récits de Kolyma de Varlam Chalamov, Être sans destin d’Imre Kertész, Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, Le Grand Roman de Ladislav Klíma, L’Hiver de la grande solitude d’Ismail Kadaré, Aventures dans l’irréalité immédiate de Max Blecher ou L’inassouvissement de Stanislas Witkiewicz. Œuvres-mondes pour les unes, œuvres-cathédrales pour les autres — en rapetissaient ensuite par comparaison toutes les chapelles de Saint-Germain-des-Prés où les écrivains des deux sexes montent en chaire pour informer leurs ouailles assemblées qu’ils ont découvert un nouveau pli sur leur nombril.

Difficile de savoir ce qui impressionne le plus chez Maxim Kantor : qu’un peintre de renommée internationale soit également un romancier d’une rare puissance, en pleine possession de son talent littéraire, ou que celui-ci serve à brasser pareille matière historique. Pour ce qui est de la maîtrise, quelle économie de moyens, entre autres exemples, pour évoquer le destin des juifs soviétiques, passés d’éclaireurs du léninisme à victimes expiatoires du stalinisme : « C’était alors un temps où l’on chassait les intellectuels ; maintenant, la Nouvelle Politique économique faisait revenir les savants attitrés. Le bateau arrivait en URSS, et Salomon revoyait, dans sa mémoire, son père descendre à quai par une passerelle : Moïse Richter portait un costume de laine bleu réservé aux grandes occasions : ce fut dans ce costume qu’on l’emmena en prison, et dans ce costume qu’il fut enterré. » Qui dit mieux ? Et surtout qui dit moins ?

Quant à l’histoire, il faut d’abord rappeler avec l’écrivain hongrois Péter Esterházy qu’après la chute du rideau de fer et du mur de Berlin, elle n’en continue pas moins de tracer une ligne de démarcation entre les deux Europes : « Les Français ont l’air de considérer l’histoire comme une réalité certes indiscutable, avec laquelle on entretient bien sûr certaines relations, mais au fond pas si importante, et surtout pas si redoutable que ça. Comme si, selon une conception occidentale, l’histoire faisait partie du paysage, tandis que dans le reste du continent, elle évoquait plutôt un monstre ou un esprit qui apparaissait soudainement de temps à autre et dont l’apparition avait des conséquences épouvantables. » Il se peut que les positions se soient rapprochées depuis le 7 janvier et davantage encore depuis le 13 novembre 2015, mais on ne voit guère qui pourrait ici en quelques pages fondre si aisément dans un même creuset les migrants de Méditerranée, la guerre en Ukraine, la crise des subprimes, l’impératrice Catherine, Margaret Thatcher, la tour de Babel, le règne des ploutocrates advenu, le cynisme considéré comme un des beaux-arts contemporains et le wagon plombé de Lénine. Dans l’ébouriffant deuxième chapitre de Feu rouge, portrait de groupe exécuté dans les salons de l’ambassade de France à Moscou, Kantor élève au rang de symbole du 21ème siècle russe le galeriste Bazarov, tout comme le fonctionnaire fut celui du 19ème et le zek celui du 20ème. Nul hasard s’il y est aussi question au passage de Soljenitsyne et si la présence d’un juge d’instruction jette parmi les convives la même consternation que celle du Revizor dans la petite ville imaginée par Gogol — toujours la même ambition de composer une œuvre totale, un palimpseste des grands textes du passé. Bazarov, être corrompu et corrupteur, inventeur de la devise : « A quoi sert l’économie de marché quand on a celle de Bazar(ov) ? ». Bazarov et ses semblables, virtuoses du bonneteau post-soviétique, alchimistes des temps modernes : « Le lexique des notions courantes a changé. Au lieu d’« argent  », l’on s’est mis à parler de « flouze ». Au lieu de « citoyen », on a dit « gland » ; au lieu de « camarade », « client » ; au lieu d’« idéal », « projet ». Et l’on a obligé les citoyens à assimiler ce jargon comme on les avait forcés jadis à assimiler ces termes communistes incompréhensibles de « commissaire » et « norme de travail/jour ». Ce qu’on appelle en anglais update, en français un résumé des épisodes précédents.

Ce fumier où n’en finit plus de pourrir le monde s’offre en spectacle à travers le regard de Salomon Richter, observateur pourvu du même « œil mécanique » que jadis le cinéaste Dziga Vertov. Le second filmait les aubes nouvelles, le premier met en boîte les crépuscules ultimes. Salomon Richter agonise, Salomon Richter va mourir — Paul Valet, poète français comme il se doit d’origine russe, jugeait qu’« un grabataire voit le ciel à sa juste hauteur », il apparaît ici qu’un moribond voit la terre à sa juste distance. Plus le temps de se payer de mots, poings sur les i et parole d’assaut, pour encore emprunter à Paul Valet. Au cercle des Poutinophiles apparus, désormais plus vaste que celui des poètes disparus, on ne saurait ainsi trop conseiller de tendre l’oreille vers les dernières paroles du mourant : « Le président-empereur avait des yeux de cristal d’une transparence totale. Il inspirait confiance. Mais dans son appel au monde, il avait employé les mêmes arguments qu’Hitler dans son adresse à Neville Chamberlain, et Salomon Richter, historien déliquescent, constata avec horreur qu’il connaissait par cœur le discours de Poutine : c’était la lettre d’Hitler à Chamberlain en date du 23 août 1939. »

Vastes développements ou instantanés (« On ne pouvait détruire le socialisme sans en venir à l’empire », « Tout esprit distingué, de nos jours, est en relation avec un voleur et un tueur par une seule poignée de mains interposée. », « Les Ukrainiens étaient antisémites, puis ils sont devenus des Juifs »), Kantor a le sens du cadre, Kantor traque la réalité jusqu’à l’acculer dans son objectif pour nous la donner enfin à voir, avant qu’il ne soit trop tard. Kantor, agent révélateur.